Jean-Claude Bourdin est ancien Professeur de philosophie à l'Université de Poitiers.

Dans Le Neveu de Rameau Diderot oppose un philosophe nommé « Moi » au neveu du grand Rameau, nommé « Lui ». Pourquoi Diderot donne-t-il une telle importance au personnage du neveu, vagabond vivant en parasite aux crochets de riches puissants et vulgaires qui le méprisent et qu’il méprise, dans un face-à-face où le philosophe se trouve incapable de convaincre son antagoniste de changer de mode de vie ?

« Lui » est un puissant personnage conceptuel. Il illustre une image troublante de la pensée qui se moque de la pensée, il incarne la coexistence dans la même conscience du sentiment de la dignité avec l’asservissement volontaire. Or cette image dément deux présupposés de la philosophie humaniste et éclairée : le sérieux de la pensée et l’attention qu’elle requiert ; le fondement du désir de liberté dans le sentiment de la dignité. L’ouvrage forge ainsi, face au philosophe, le personnage conceptuel du contre-philosophe. Le contre-philosophe n’est pas un anti-philosophe, il ne défend pas un ordre politique et culturel traditionnel. Il connaît la pensée philosophique, mais il ne l’aime pas. Contre-philosophe est celui qui méprise les vertus éthiques qui doivent accompagner l’exercice de la pensée: la sincérité, la cohérence, l’accord logique avec soi-même. Diderot suggère que cette figure correspond à une époque qui vient, où la valeur de l’argent rendra futiles la préoccupation du vrai et le souci du bien. La tonalité mélancolique du philosophe exprime le sentiment que la philosophie est contre cela impuissante.